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C'est ainsi que l'ombre dissipa elle-même l'énigme. 1 Cité in Denis Guedj, Le Théorème du perroquet, Ed. du Seuil, Paris, p.56. 2 La hauteur est determinée par ...
Jocelyne Alloucherie / Notes sur Cronaca lucida (dall’alba all’imbrunire)

Nathalie Leleu

Aucune matière n’est intelligible sans ombre ni lumière. Entre elles se noue le mystère des corps et de leur apparition, dans ce qui est transparent et ce qui est opaque, dans ce qui est découvert et ce qui est caché, et pourtant tout à la fois visible et préhensible à la sensation. Ombres et lumières occupent et arpentent de concert, dans l’éventail de leurs valeurs, l’espace d’une présence qu’elles signalent, suggèrent et interprètent par leur seule percussion. L’expérience de Thalès devant la pyramide de Kheops

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vient signifier, certes indirectement, le pouvoir d’abstraction de ce rapport. La forme et l’envergure immenses du monument – conjuguées à sa majesté sacrée – le rendaient inaccessible à toute tentative de mesure empirique ; personne, donc, ne connaissait sa hauteur. Thalès trouva le moyen de percer ce secret. S’il ne pouvait embrasser le volume de la pyramide, il agirait dans une autre dimension : la surface de son ombre. Le soleil traitant tout et tous de la même façon, sa lumière tomba sur Thalès comme sur Kheops. Lorsque l’ombre de l’homme rejoignit sa taille réelle, il mesura celle du mausolée et en déduisit sa toise 2. C’est ainsi que l’ombre dissipa elle-même l’énigme 1

Cité in Denis Guedj, Le Théorème du perroquet, Ed. du Seuil, Paris, p.56 La hauteur est determinée par la mesure linéaire de l’ombre de la pyramide ajoutée à la moitié du côté de sa base. 2

du corps dont elle dérivait. Le récit de Plutarque rend la démonstration d’un des plus fameux théorèmes de la géométrie. Mais cette relativité des proportions me semble toujours d’abord révéler la singulière faculté de divulgation et de pénétration du réel que l’ombre et la lumière entretiennent dans leurs contrastes. Dans la traversée de la Valle Po de l’aube au crépuscule, les stations de Cronaca lucida témoignent de cette translation latente entre matière et lumière, où les hommes et les choses partagent dans le paysage les mêmes signes immatériels d’une semblable présence. La tension qui anime ces deux phénomènes optiques dans leur alliance complémentaire, s’exacerbe quand ces extractions lumineuses – brillantes ou ombreuses – se dépouillent des attributs colorés de leurs référents, pour se distribuer dans les valeurs épurées de la monochromie. Entre la radicalité aveugle du noir et du blanc, ne subsiste que l’instabilité des feux croisés dans la variation des plans et des points de vue, alors que l’individualité des choses finit par se perdre dans la continuité des rayons qu’elles absorbent ou réfléchissent. Les flux et reflux du clair et de l’obscur digèrent à leur rythme les volumes, érodent et corrodent les objets jusqu’à les dégager de la pesanteur de leur masse, et pénétrer la profondeur de leur surface. Sous le silence des couleurs vibre l’onde d’une matérialité ouverte à l’investigation sensible – et je me rappelle Paul Klee qui en évoquait l’amplitude : “ Le mouvement entier du noir au blanc donne une idée de la distance gigantesque entre les deux pôles, - trajet couvrant toutes les étapes de la source du visible aux ultimes confins du visible ou lutte ouverte des extrêmes qui s’entrechoquent.” 3 Dans cette tendance à la démesure ou à la disparition, la machine photographique procède et fait son œuvre. Indifférente à rendre l’espace dans la totalité de ses dimensions, l’acte photographique associe mécaniquement les plans dans la déclinaison hiérarchique de la perspective centrale et linéaire ; par principe, la vision se développe autour d’un point, qui va classer tous les autres dans sa périphérie, bornée par le cadre de l’image. Dans la géométrie de l’espace, la lumière comme les couleurs jouent un rôle subsidiaire qui n’en reste pas moins autonome ; sans modèle ni patron - tout juste une température et, en dessous, un spectre - elles troublent et retouchent par leurs effets de miroitement la projection arithmétique des formes. Ici, la gamme contrastée et expressionniste du monochrome désarticule les corps, fond les plans, disjoint les échelles et désarçonne le dessein perspectiviste. Un arbre massif semble faire ciel à une montagne diaphane, une colline se fait l’ombre d’une autre, l’angle d’un mur ou d’un toit traverse l’espace comme un horizon vertical, une syncope

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Paul Klee, “ Esquisse d’une théorie des couleurs ”, Théorie de l’art moderne, Ed. Denoël / Folio Essais, Paris, 1985, p. 64

intermittente entre les respirations visuelles des substances : ces tensions inusitées dissocient les formes de leur modèle symbolique. Ainsi, le support d’enregistrement de l’image devient lui-même surface réfléchissante, qui comme un miroir incorpore et égalise indifféremment les choses dans une réalité d’exception, sans point de vue premier. Sous ce que l’apparence autorise ou dérobe, il n’y a rien d’autre qu’une invitation à mettre à l’épreuve les architectures visuelles qui peuplent notre espace mental. Car le miroir ne dérange nullement ce qu’il capte ; ce n’est pas son objet. Ce qu’il est tenté de refléter et de mettre en abyme en le renvoyant à lui-même, c’est le phénomène psychique de la vision, et cela à l’encontre de tout projet structurel visant à mettre le monde à distance. Et justement, “ L’œil ne tient pas le monde à distance : il ne découpe pas en lui un canton privilégié. Au contraire, il flotte en lui, comme dans une matrice naturelle. Bien plus, il se mobilise, progresse, distingue ce qui lui apparaît confus, grossit ce qui lui semble éloigné, détache ce qui lui paraît bon à prendre, s’éloigne ailleurs, guidé non seulement par les impressions lumineuses mais tout autant par l’effort et les sensations des nerfs et des muscles. ” 4 Cette mobilité perceptive, si vivace sous la plume de Jean Clair, exclut le dévoilement du réel par un sujet qui lui serait nécessairement extérieur. Non, nous sommes au monde dans la connivence de la sensation, qui utilise l’espace et le temps comme des dimensions relatives et utiles à la formulation tangible des données de son expérience. C’est pourquoi je peux imaginer que la déclinaison linéaire du temps (de l’aube au crépuscule) et de l’espace (le relevé d’une vallée) affichée dans Cronaca lucida, constitue un artifice destiné à maîtriser le caractère inconstant et divers de la conscience vagabonde ; que cette “ chronique ” ne constitue qu’un cadre fictionnel tendant à réaliser la synthèse sublime des apparences fluctuantes et de leur essence permanente au sein de la puissance machine de vision qu’est le paysage. Alors considérons que c’est à cette conscience mobile qu’en appelle Cronaca lucida, et qu’elle propose ses simulacres comme des champs intentionnellement ouverts à son investigation. Alors l’œil peut se poser partout, puisque dans chacune des étapes de cette séquence, l’image sonde un corps infini et perpétuellement mis en partage.

Catalogue de l’exposition Paesaggi, Landscapes, Marcovaldo, Caraglio, 2001

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Jean Clair, “ Les aventures du nerf optique ” in cat. Bonnard, Ed. Centre Georges Pompidou, Paris, 1984, p. 24