Lilian Thuram - Cndp

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convaincu par mes arguments et il m'a conseillé de créer une fondation .... T 1 Lilian Thuram et Bernard Fillaire, Mes étoiles noires: De Lucy à. Barack Obama ...
entretien Lilian Thuram « Le sport n’est pas dans une bulle hors de la société. »

RÉGIS GUYON : Notre première question porte sur votre fondation Éducation contre le racisme, qui nous intéresse à plusieurs titres : d’abord parce qu’elle touche aux questions d’éducation et ensuite parce qu’elle veut s’attaquer au racisme et pose donc les problèmes liés à ce qu’on appelle communément la diversité. Est-ce que vous pouvez nous la présenter, et nous dire comment elle s’inscrit dans le prolongement de votre carrière professionnelle ?

LILIAN THURAM : L’histoire de la fondation est très liée à mon histoire personnelle et à mes questionnements d’enfants. Je dis souvent en riant que je suis devenu noir à l’âge de neuf ans, à mon arrivée, en 1981, à Bois-Colombes en région parisienne. Il ne faut jamais oublier qu’on devient noir dans le regard de l’autre. À l’époque, il y avait un dessin animé qui s’appelait La Noiraude dans lequel on voyait deux vaches, une vache noire très stupide et une

personnes qui m’ont amené à comprendre que le racisme était avant tout culturel, qu’il était fondamentalement lié à notre histoire, à un conditionnement historique et qu’on pouvait amener les gens à le dépasser. Et tout au long de ma carrière professionnelle, on m’invitait dans les écoles pour discuter avec les enfants de ce sujet. Quand je suis arrivé à Barcelone en 2006, j’ai été invité chez le consul de France. Au cours du dîner, un publicitaire m’a demandé ce que je comptais faire après ma carrière de foot. Par boutade, je lui ai répondu : « Changer le monde ! », en faisant une chose simple : expliquer le pourquoi du racisme, qu’il n’est pas inné ou naturel, mais une construction politique faite par des intellectuels qui ont construit la notion de race et de hiérarchie entre les personnes selon leur couleur de peau. Quelques jours plus tard, cette personne m’a rappelé en me disant qu’il était convaincu par mes arguments et il m’a conseillé de créer une fondation qui pourrait porter au mieux cette parole. Voilà pourquoi et comment cette fondation existe. À travers elle je propose de questionner nos conditionnements familiaux, religieux, historiques, de comprendre pourquoi on agit, comment on agit et pourquoi la

vache blanche intelligente; et on m’appelait la noiraude à l’école. Cela m’affectait beaucoup et je posais sans cesse des questions à la maison à ma maman qui ne savait pas quoi me répondre. Elle disait que les gens étaient

société agit comme elle agit. Pour cela je m’entoure de personnes qui sont des références dans leur domaine, qui amènent leur expertise pour voir comment on peut parler plus intelligemment de ces sujets-là.

comme cela, qu’ils sont racistes, qu’ils n’aiment pas les Noirs, que cela ne va pas changer. Et en grandissant j’ai pu rencontrer des

JEAN-FRANÇOIS BRUNEAUD : Aujourd’hui, le racisme est encore bien présent dans notre société. Pourtant il a tendance à changer de nature : on est moins sur un

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rapport au biologique qu’un rapport au culturel ou au religieux. Comment voyez-vous ces changements ?

L. T. : Bien évidemment mais aujourd’hui encore cette notion de race est toujours présente dans notre société qu’on le veuille ou non. Pour la sortie du livre Mes étoiles noires 1,

l’Homme et les autres l’Homme de couleur. Qui est l’Homme de couleur ? C’est l’Homme qui n’est pas blanc, on voit bien qu’il y a toujours cette hiérarchisation dans le vocabulaire.

R. G. :

Et cela est très vrai en anglais. Les Anglo-Saxons font la distinction assez facilement dans le vocabulaire entre Whites et People of color, ou encore personnes issues

on a fait un sondage dans lequel 55 % des personnes interrogées déclaraient penser qu’il

de minorités (minorities)…

y avait plusieurs races et ils déterminaient ces races par la couleur de la peau. Lorsque je vais dans les écoles, les enfants me disent aussi qu’il y a plusieurs races, que c’est déterminé par la couleur de la peau et que cette couleur donnerait des qualités bien déterminées. Cela signifie que pour eux qu’il y aurait des défauts

L. T. : Exactement. Aujourd’hui on parle de « minorité visi-

liés à la couleur de la peau. Par exemple, si les Noirs sont plus forts en sport, cela ne voudraitil pas dire moins forts quelque part ? C’est aussi l’expression d’une société qui n’a pas encore intégré que la couleur de peau ne détermine pas les qualités ou les défauts de quelqu’un. Tout cela repose bien sûr sur l’histoire de notre société et il faut l’expliquer. Cette présence du racisme liée à la couleur de peau n’est pas aussi forte qu’à l’époque où mon grand-père est né,

ble », et autour de cette table je serais le seul relevant de cette minorité visible. On utilise donc bien « minorité visible » pour dire « non blanc », de même que « personne issues de la diversité ». C’est pour cela que je dis : « Réfléchissons intelligemment, regardons notre façon de penser et de voir : nous sommes encore prisonniers de cette identité qualifiée par la couleur de la peau. » Quoi qu’on dise nous portons l’héritage de notre histoire, en particulier de la colonisation qui est basée sur la hiérarchisation des hommes selon la couleur de leur peau, le

fait qu’une race dite supérieure ait des droits sur les races désignées comme inféCulturellement, je suis sans doute rieures. On retrouve cela beaucoup plus proche de vous que dans les discours de la fin d'un Sénégalais ou d'un Afro- du XIXe siècle, de Jules

Américain. Mais les gens pensent spontanément le contraire.

en 1908, exactement soixante ans après l’abolition de l’esclavage. Je suis d’accord avec vous, il y a aujourd’hui

un basculement vers une forme de racisme visant d’autres formes de culture ou de religion, notamment à cause du discours politique stigmatisant l’islam depuis le 11 septembre 2001. Ce qui traduit le mieux le racisme dans notre société, parce qu’il touche aussi à l’inconscient, c’est le vocabulaire que l’on peut utiliser. Il est intéressant par exemple d’analyser Le Tour de France par deux enfants 2 où on parle de la race blanche comme de la race la plus parfaite. Aujourd’hui on ne peut pas tenir

Ferry, de Gobineau. Mais

on en trouve encore des traces aujourd’hui et on peut se dire que, politiquement, il suffit de peu pour qu’elles reprennent corps. Pour moi, ce qui est très important, c’est de questionner ces conditionnements pour mieux prendre conscience, regarder ses propres préjugés. Fondamentalement, on ne se connaît pas plus qu’on ne connaît les autres. Et on finit par croire que parce que celui-ci a telle religion il va se positionner de telle manière, parce qu’il a telle couleur de peau il va se positionner de telle autre. C’est absolument faux ! Par exemple, culturellement, je suis sans doute beaucoup plus proche de vous que d’un Sénégalais ou d’un Afro-Américain. Mais les gens pensent spontanément le contraire. Or la culture est quelque chose qui non seulement évolue

dans le temps, mais qu’on apprend en grandissant, qu’on ne vit pas de la même manière en fonction de son âge ou de son environnement. J’ai un enfant de 15 ans : est-ce que j’ai la même T 1 Lilian Thuram et Bernard Fillaire, Mes étoiles noires : De Lucy à Barack Obama, Paris, Philippe Rey, 2010. culture que lui ? Je ne le pense pas. Est-ce que T 2 G. Bruno. Ouvrage paru en 1889. j’ai la même culture que ma maman qui a

ce discours-là, et donc on va dire pour les uns

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soixante ans ? Non. On voit bien que tout cela est très relatif. Cela veut aussi dire que, politiquement, on nous conditionne à penser que la culture peut être enfermée dans une boîte, à penser qu’il y a certaines cultures qui ne seraient pas compatibles avec d’autres.

FABIEN SABATIER : Vous avancez l’idée de la transmission, ce que vous appelez le conditionnement, c’est-à-dire chez les enfants le

mécanisme dans les discours portés aujourd’hui sur l’islam. Il faut être très fort pour résister et ne pas tomber dans le piège, et se dire qu’il faut prendre du recul, regarder l’individu qui est en face de soi sans le charger de préjugés. Un enfant qui grandit aujourd’hui aura une idée négative de la religion musulmane, et c’est vraiment la même chose ! Voilà pourquoi il est très important de travailler par exemple avec les journalistes pour qu’ils puissent avoir du recul, pour questionner aussi leurs certitudes et préjugés et pour pouvoir se dire qu’effectivement il y a des mauvaises lectures, ou approximatives, de la réalité.

poids de l’histoire et des généalogies. Il me semble que dans le racisme, il y a une autre source qui, à mon avis, tient peut-être une place encore plus importante : c’est l’impact des médias. Et il me semble que le racisme contemporain a aussi cette origine-là et, dès lors, on n’est plus dans des logiques discursi-

F. S. : Est-ce que ce n’est qu’une question d’analyse ? Je pense qu’on touche ici au registre de certains médias. Je me pose la question de savoir si on lutte de la même façon contre un racisme qui viendrait du passé ou de l’impact

ves de matraquage télévisuel qui construisent

médiatique. Quand on voit la construction médiatique du

le regard des enfants. Là où, pour les générations les plus anciennes, on était effectivement dans une logique de la transmission ou du conditionnement lié à l’histoire, pour les générations les plus jeunes, je pense que les

regard porté sur l’autre, sur l’Africain au sens général, aujourd’hui dans les médias, je ne sais pas si on parvient à le combattre très efficacement.

L. T. :

images sont fondamentales.

Je pense qu’on peut combattre le racisme, quelle qu’en soit sa manifestation, et avec les mêmes armes. Car

L. T. : Je suis assez d’accord avec vous : on a dans tous les cas affaire à une forme de condi-

encore une fois il faut emmener la personne de bonne volonté à comprendre les mécanismes à l’œuvre, pour ne pas tomber dans le piège, pour pouvoir changer sa façon

tionnement. Les personnes qui décryptent mal les événements n’en font pas une analyse intelligente et ne parviennent pas à dépasser leurs propres préjugés. Aujourd’hui comme hier, le discours que l’on tient est un discours qui met certaines personnes dans des positions d’infériorité. Si vous analysez les discours

d’être et de penser. Le discours de la fondation est bien celui-là : quand je vais dans une école de journalisme, je vais discuter avec de jeunes et futurs journalistes et je leur montre que les mots qu’ils vont utiliser, ce sont peut-

sur les femmes aujourd’hui, on retrouvera ce discours qui infériorise. Dès lors, on comprend pourquoi de génération en génération, nous sommes dans la reproduction d’une société sexiste où certains jeunes de 15-16 ans véhiculent par leur discours ces images négatives et infériorisantes des femmes. C’est exactement le même discours et les mêmes méca-

risme, qu’on manipule en permanence, comme des

nismes pour le racisme: à un moment donné, les scientifiques, les intellectuels, les hommes politiques, et aujourd’hui les médias, conditionnent la population à penser que les personnes de couleur non blanche (ou les femmes) sont inférieures. On retrouve ce

être pour eux des mots neutres, mais ils ne le sont pas…

R. G. : Comme les mots communauté ou communautaévidences, sans en connaître fondamentalement le sens ni en mesurer l’impact sur l’opinion.

L. T. : Tout à fait. Il ne faut jamais oublier que le racisme est une construction politique et intellectuelle : il y a des moments historiques où il est nécessaire de fabriquer des groupes, il est nécessaire de fabriquer le nous et le eux. Par exemple, je viens des Antilles, terre qui a connu l’esclavage, et j’explique souvent aux enfants que l’esclavage n’est pas une confrontation entre personnes de couleurs différentes, entre Noirs et Blancs : c’est avant tout une construction politique et économique. Cela veut dire qu’à un moment donné si vous voulez exploiter des femmes et

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des hommes, leur force de travail, il faut construire un discours pour que la grande majorité des gens pense que c’est vrai, que c’est tout à fait normal : ils sont Noirs, pas comme

a des femmes et des hommes qui sont dans la revendication et d’autres qui sont plus dans le fait de comprendre, convaincus que c’est ensemble qu’il faut réfléchir à cela. On retrouve la même chose chez les féministes, avec nous, groupe différent, groupe inférieur, donc des groupes qui ne vont pas accepter les hommes, quand on peut les esclavagiser. C’est exacd’autres sont mixtes. Je Il y a des moments historiques où il tement la même chose avec le pense qu’il faut écouter tout est nécessaire de fabriquer des le monde et prendre le discours de la colonisation, quand Jules Ferry disait qu’il est tout à fait groupes, il est nécessaire de fabriquer meilleur de chacun. normal que les races supérieures aient un droit vis-à-vis des races inférieures, qu’il faut les civiliser. Aujourd’hui encore il y a des personnes qui pensent que la colonisation était quelque chose de positif et qu’elle a apporté de la « civilisation ». Ce discours est-il si

le nous et le eux. Par exemple, aux Antilles, l’esclavage n’est pas une R. G. : Au-delà des discours qu’il faut effectivement confrontation entre personnes de déconstruire, il y a la mise en couleurs différentes, entre Noirs et œuvre de programmes et de Blancs : c’est avant tout une politiques publiques qui construction politique et économique. veulent donner plus à ceux

différent de celui qu’on tient aujourd’hui sur l’Irak quand on prétend apporter la démocratie à ceux qui ne l’ont pas. En réalité, que ce soit pour l’esclavage ou la colonisation, la « civilisation » n’est qu’un prétexte pour s’approprier les biens des autres.

qui ont le moins. Qu’on l’appelle éducation prioritaire ou discrimination passive, toujours est-il qu’elles tendent à fractionner notre espace commun en sous-espaces et en catégories de personnes dites cibles, espaces et personnes qui se trouveront du coup potentiellement stigmatisés et discriminés.

L. T. : Ici vous me parlez des pauvres, et ce n’est pas une F. S. : Quelle position avez-vous par rapport à

question de couleur de peau ou de religion. C’est là qu’il

des mouvements comme le Cran ou les

faut être vigilant sur le vocabulaire, c’est-à-dire comprendre qu’effectivement dans une société il y a des femmes et des hommes en difficulté, et l’État est là pour garantir une certaine équité. En même temps, je comprends ce

Indigènes de la République ? Vous êtes dans un discours de déconstruction, d’éducation que l’on entend bien, mais comment percevez-vous les mouvements plus revendicatifs?

que vous dites, que l’on fait comme si dans les quartiers les gens étaient tous identiques, qu’on les enferme dans

L. T. : Tout d’abord je pense que chacun tient

une boîte. C’est cela le danger, je suis d’accord avec vous. Par exemple, qu’est-ce que veut dire « jeunes de banlieue » ? Est-ce que cela ne revient pas, sans le dire, à stigmatiser des personnes bien précises, des jeunes noirs

un discours selon son parcours personnel, il ne faut jamais l’oublier. La chance que j’ai eue c’est de grandir aux Antilles, de venir ici à neuf ans. Je pense que c’est très important : si l’on ne me perçoit pas d’ici, je n’ai cependant aucun problème car je suis des Antilles. On n’a jamais mis en doute le fait que je sois français puisque j’ai joué dans l’équipe de France. On m’a reconnu à l’étranger comme étant français. Je pense que le problème identitaire concerne les personnes qui sont ici et que l’on ne reconnaît pas ou à qui on renvoie qu’elles sont la cinquième génération d’immigrés. Alors vous ne pouvez pas exiger des personnes qu’elles ne soient pas dans la revendication. Aux États-Unis, c’est la même chose : il y

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ou de type maghrébin ? Et je ne parle pas de la capuche… Là encore, c’est une question de distance et d’analyse : que veut dire jeune ? Que veut dire banlieue ? Qui désigne-t-on ainsi ? De quoi s’agit-il en réalité ? La grande majorité des gens n’a pas ces armes-là et, à l’école, on ne permet peut-être pas assez aux enfants d’analyser, de mettre en doute, de questionner ces choses-là. Quand on évoque, par exemple, la religion et qu’ils commencent à poser des questions, on leur répond: « Je vous le dirai plus tard. » Or, je pense qu’il serait très important en parlant de religion de pouvoir questionner le conditionnement religieux, source également d’inégalité femme/homme, groupe contre groupe, transmis par les familles. Mais c’est

extrêmement compliqué pour un enfant de rentrer à la maison et de commencer à questionner la religion de ses parents… Voilà pourquoi l’école devrait s’en charger.

qui fait rêver les jeunes. Or, il faut bien passer par les pratiques amateurs du club du quartier jusqu’au club professionnel. Mais beaucoup de jeunes pensent que la seule pratique qui vaille, c’est celle qui brille, ce qui met bon nombre d’entre eux en difficulté.

R. G. : … et prendre des distances avec cette transmission. Je voudrais maintenant qu’on entre sur le terrain du sport, qui est aujourd’hui un élément essentiel de notre culture partagée. Ce sont aussi des lieux ou des temps où les identités s’expriment et parfois s’exacerbent avec des incidents, des conflits, des revendications. Comment analysez-vous ce tiraillement entre le sport qui rassemble et le sport qui divise ?

L. T. : Tout d’abord le sport est à l’image de la société. Le sport n’est pas dans une bulle qui serait hors de la société. Toutes les problématiques qui concernent la société vont se retrouver dans le sport. J’ai tendance à dire que souvent on analyse le sport avec une vision élitiste. Quand on parle du foot, on parle en fait du football professionnel, de l’équipe de France, du Paris-Saint-Germain avec ses millions, etc. Alors que pour moi, le sport c’est avant tout les enfants, et c’est complètement

L. T. : J’ai vécu ce que vous décrivez. Je voulais être joueur de foot bien évidemment comme certains de mes copains. Mais la problématique aujourd’hui est un peu différente car on vit le règne de l’immédiateté : faire du foot, c’est devenir riche, voire très riche – la religion la plus répandue aujourd’hui c’est bien le culte de l’argent. Être joueur de foot ne suffit pas, il faut devenir Ronaldo ou Ibrahim. Ce n’est pas de devenir un joueur de première division qu’on ne connaîtrait pas, même s’il a un très bon niveau. Non, on leur vend le PSG avec les millions du Qatar. Mais ce n’est pas que cela le foot, et c’est ce message-là que l’on devrait véhiculer auprès des enfants. C’est le discours que l’on tient autour du sport qui est en cause, et malheureusement c’est très difficile à combattre. On est tous dans la surenchère médiatique. Il est beaucoup plus facile de parler de Cristiano Ronaldo que d’aller voir un petit club amateur, de montrer les bénévoles, les parents qui prennent les enfants et qui les emmènent au foot, le papa à qui on dit que l’on a besoin de lui pour faire l’arbitre de touche, il fait l’arbitre de touche et on lui dit qu’il est nul, mais il répond qu’il n’est pas arbitre de

différent. Le sport a cette chose merveilleuse, c’est qu’il provoque des rencontres entre les gens. Et qui dit rencontre dit partage. Si vous avez de très bons éducateurs, il y a beaucoup de messages qui passent dans le sport, le fait

touche… Effectivement on se pose la question, pourquoi ne montrent-ils pas cette réalité-là? N’est-ce pas vendeur?

de construire une équipe ensemble, d’avoir des objectifs ensemble, de partager des défaites, de partager des victoires et cela rapproche. Il suffit de regarder les enfants pour s’en convaincre. C’est comme pour le bénévolat : dans les clubs de haut niveau il n’y a plus de bénévolat, mais pour la grande majorité des sports à un niveau amateur, sans bénévolat,

un travail auprès de ces personnes-là ? Ils ont aussi eu leur trajectoire, de haut ou de petit niveau.Vous êtes-vous engagé sur ce terrain-là ?

ils seraient en grande difficulté.

F.S. : Vous parlez des entraîneurs, des animateurs ou des moniteurs. Dans le cadre de votre fondation, faites-vous

L. T. : J’avais proposé lorsque j’étais à la fédération française de travailler sur ce sujet-là et d’essayer de former les éducateurs. Je pense qu’il faut que les personnes qui sont en contact avec les enfants et qui vont les éduquer aient l’esprit clair sur les choses, qu’ils sachent pourquoi ils sont là et quels messages ils doivent faire passer. Le

R. G. :

DVD que la fondation a édité 3 a pour objectif précisément

T

d’apporter des éléments pour faire réfléchir les éducateurs, et pour amener les enfants à réfléchir sur eux-mêmes et sur la société dans laquelle ils vivent.

Cette image du sport professionnel, qu’on appelle aussi le sport spectacle, est celle

3 Voir le site de la Fondation Lilian Thuram :

http://www.thuram.org/site/

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J.-F. B. : On a vu avec la Coupe du monde de

nent de banlieue. Mais on ne prend pas assez en compte

2010 que l’image des jeunes de banlieue a été encore malmenée…

qui a été malmenée ! Que les médias disent que ce sont des jeunes de banlieue, non ! Encore une fois, il y a un individu qui porte un

ce message que l’on envoie en permanence aux personnes défavorisées. Imaginez un enfant qui est né en 2000, qui grandit, qui a 12 ans aujourd’hui. Vous imaginez, s’il est de religion musulmane, tout ce qu’il a entendu depuis qu’il est petit? Comment peut-il se situer dans la société? Avec tout le discours négatif qu’il absorbe, que ses copains doivent lui dire à l’école, qu’il entend de ses parents quand

nom, qui a un parcours personnel, s’il arrive à dire ce qu’il dit et à se comporter comme il se comporte, c’est qu’il y a une faille dans son parcours personnel qui fait qu’il n’a pas compris qu’il était dans l’équipe

ils en parlent? Je pose une question: est-ce que vous êtes en train de « conditionner » cet enfant à devenir un français, à s’assumer ouvertement à être français avec toute sa culture, sa religion, ses couleurs ? Ou est-ce que vous le mettez en

L. T. : Non, c’est l’image de l’équipe de France

de France et qu’il représentait certaines choses. Il faut aussi avoir une réflexion sur ces jeunes qui quittent leurs parents très tôt, à 12-13 ans, pour aller dans des centres de formation. Quelle éducation reçoivent-ils dans ces centres de formation ?

Souvent, quand on parle de racisme, de sexisme, on oublie la souffrance des personnes. Or, il y a quelque chose de fondamental chez les personnes qui souffrent de cette discrimination, c'est l'estime de soi. Sans elle, on a tendance à tomber dans une certaine violence envers soi-même, à se considérer comme incapable. Et cette violence contre soi peut se transformer en une violence tout court.

difficulté dans cette société? On insiste beaucoup sur les problèmes d’insécurité et de violence, mais s’est-on posé la question

Réfléchissons à l’éducation qu’ils ont reçue en l’absence de leurs parents. J’ai aussi grandi avec Touche pas à mon pote

de la violence qu’il reçoit lui? Je ne crois pas. Si on lui dit : « Tu es un bon à rien » depuis tout petit, il y a de grandes chances qu’il finisse par être

et SOS Racisme. Et je trouve que souvent, quand on parle de racisme, du sexisme, on oublie la souffrance des personnes. Or, il y a

un bon à rien et peu importe sa couleur de peau et sa religion. Que donne-t-on à ces enfants pour développer la chose la plus importante chez un individu, l’estime de

quelque chose de fondamental chez les personnes qui souffrent de cette discrimination et qu’il faut vraiment relever, c’est l’estime de soi. Sans elle on a tendance à tomber dans une certaine violence envers soi-même, à se considérer comme incapable. Et cette violence contre soi peut se transformer en une

soi? Toi, tu es capable de beaucoup plus que tu ne penses, tu es capable de tout, l’enfant va se dire je suis capable de tout. Que retient-on dans son cursus scolaire? Un prof, un jour en te regardant, qui va te dire que tu n’es pas si bête que cela, que tu vas faire des choses : « Moi j’ai confiance en toi, tu peux être fier de toi ! » I

violence tout court. Il y a beaucoup de débats sur la violence de certains enfants qui vien-

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Entretien réalisé à Paris, le 29 septembre 2012.