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EDITION SPECIALE MOLIERE :L'AVARE ... L'Avare, Molière a encore, 200 ans après sa naissance, du succès. Et cela ..... materialien.pdf [15.04.2012], p.11ff.
REVUE DE LA PRESSE EDITION SPECIALE MOLIERE :L’AVARE EDITORIAL Page 2

VOS AVIS : LETTRES DE LECTEURS



Avare,

plus

avare,

Harpagon – Harpagon en tant

que

caractère

principal de L’Avare Page 4

• Molière le visionnaire Page 6

REPORTAGE • Molière accusé de plagiat en 2012 « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les

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divertissant, j’ai cru que, dans l’emploi ou je me trouve, je n'avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures

INTERVIEW

ridicules les vices de mon siècle. »

• La table ronde de France culture !

Molière, Premier placet au Roi (1669)

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EN BREF Page 20

BIBLIOGRAPHIE Page 21

Edité par la Revue de la Presse – Séminaire « Molière » WS 2011/12 – Rédaction :

Theresa Weyh

DECLARATION D’HONNETETE Page 23

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EDITORIAL

Editorial Chères lectrices, chers lecteurs ! «(…) Il y a peu de poètes (…) moins corrects et moins purs que lui. […] Cependant l’opinion commune est qu’aucune des auteurs de notre théâtre n’a porté aussi loin son genre que Molière a poussé le sien ; et la raison en est, je crois, qu’il est plus naturel que tous les autres. »1 :

Voici le jugement de Vauvenargues porté sur le succès de Molière. Que Molière a marqué le théâtre et surtout le genre de la comédie est incontestable si on regarde des programmes de théâtre de nos jours. Cette année, le dramaturge, auteur de comédie, et peut-être que l’on pourrait même dire le visionnaire Molière, aurait fêté ses 200 ans. Avec des comédies comme par exemple L’Avare, Molière a encore, 200 ans après sa naissance, du succès. Et cela non seulement parce qu’il maîtrisait les moyens de faire rire les gens, mais aussi parce qu’il évoquait des thèmes ayant encore une résonance en 2012 comme par exemple l’avarice. Nous constatons en effet que ce sujet est toujours d’actualité, comme le montrent les nombreuses campagnes publicitaires prônant l’avarice : « L’avarice, c’est le luxe ! »,

« Geiz ist

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geil ! »

Depuis que ce rapport à l’actualité de la pièce a été présenté par le Club de la littérature le 19 janvier 2012 intitulé « L’avarice et en général l’importance de l’argent est-ce que ce sont des problèmes de notre société mondialisée et marquée par la crise financière ? », les discussions autour de la pièce de théâtre L’Avare, actuellement la pièce avec le plus de succès de nos jours derrière Tartuffe, ont reprises. Cette comédie qui a été représentée pour la première fois le 9 septembre 1668, n’avait à l’époque pas beaucoup de succès mais aujourd’hui le vieux Harpagon qui terrorise et détruit à cause de sa manie, à savoir l’avarice, toute sa famille fascine d’autant plus le public et le fait même rire. Mais comment est-ce que Molière a réussi à faire d’un sujet si sérieux une comédie ? Comment réussit-il finalement à faire rire le public ce qui était le but primordial d’un auteur de comédie comme Molière ? Afin de pouvoir répondre à ces questions, notre rédaction a publié cette édition spéciale de la Revue de la presse ne se composant que d’articles sur la pièce L’Avare de Molière. Tout d’abord, il y a deux lettres de lecteurs qui se rapportent directement au Club de la 1 2

LASALLE, H./ Van PRAET, A. : Préface Molière L’Avare. Paris 1993, p. 9. Ce sont des publicités de l’entreprise « Gallo suisse » et de l’entreprise allemande « Saturn ».

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EDITORIAL

littérature du 19 janvier 2012 et ayant comme sujet le rôle de l’argent en général et Harpagon en tant que personnage principal de la comédie de caractère. Après avoir éclairci ces particularités de la pièce, nous vous proposons un débat entre deux experts de la littérature française sur les aspects non seulement comiques mais aussi tragiques de la pièce.

La rédaction vous souhaite une bonne lecture !

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LETTRES DE LECTEURS

Vos avis : Lettres de lecteurs

Avare, plus avare, Harpagon – Harpagon en tant que caractère principal de L’Avare Un homme de soixante ans, veuf, père de deux enfants, tyrannique et autoritaire n’ayant que de l’argent dans la tête : Voilà le personnage que Molière a choisi pour sa comédie de caractère. Il lui a donné le nom d’Harpagon qui vient d’un mot grecque signifiant « grappin » ou « harpon »3, une image qui correspond parfaitement à ce personnage rapace, car il essaie désespérément de garder son argent : sa préoccupation n’est pas seulement de faire des économies – en donnant par exemple l’ordre à son cuisiner de préparer un dîner pour huit ou dix personnes mais surtout de ne préparer à manger que pour huit personnes (cf. III, 1)4 ou en expliquant à sa servante qu’il ne faut pas « frotter les meubles trop fort, afin de les user » (III, 1)5 – mais aussi de faire accroître sa fortune par l’usure. Selon le MicroRobert un usurier est un « prêteur qui exige un taux excessif (et souvent illégal) »6 ce que son propre fils va lui reprocher (cf. II, 2). Toutefois, ses enfants ne lui sont pas très chers et encore moins leur opinion. Pour Harpagon, la seule chose qui compte c’est son argent. A cause de cela, il veut marier sa fille à Monsieur Anselme qui la prend « sans dot » (I, 4) – le plus grand cadeau qu’un futur gendre pourrait lui faire – et Harpagon luimême veut épouser la jeune Marianne « pourvu (…) [qu’il] y trouve quelque bien » (I, 4) « car encore n’épouse-t-on point une fille sans qu’elle apporte quelque chose » (II, 5). Par conséquent, l’avarice maladive d’Harpagon détruit sa propre famille, le seul contact social qui lui restait après la mort de sa femme. La manie mène Harpagon jusqu’à la méfiance totale : il fouille son valet (cf. I, 3) de crainte qu’il vole son « pauvre argent », son « cher ami » (IV, 7) et il surveille toutes les actions de ses enfants et surtout de son fils. De plus, il vérifie à chaque occasion si son argent placé dans une cassette, qu’il a enterré dans son jardin, est encore au bon endroit. La peur de perdre son argent est omniprésente dans sa 3

Cf. « Podcast L’Avare » : http://podcasts.unifreiburg.de/podcast_content/player?data_url=http:// podcast2.ruf.unifreiburg.de/ub/casts/1993_vorlesungen_zur_geschichte_der_franzoesischen_literatur/F9949_ 64Kbit_44kHz_mono.mp3&id_group=12&id_content=36&link=http://podcast2.ruf.uni-freiburg.de/ub/casts/ 1993_vorlesungen_zur_geschichte_der_franzoesischen_literatur/F9949_64Kbit_44kHz_mono.mp3&playeri mage=playerbackground_audio&title=Moli%C3%A8re%20IV:%20%22L%27Avare%22&author=FrankRutger%20Hausmann [15.4.2012] 4 En raison de la clareté du texte les renvois à l’œuvre de Molière (l’acte et la scène) seront mentionnés tout au long de ce travail entre parenthèse directement derrière la citation. 5 Les citations directes du texte de Molière sont tirées de l’édition Pocket : MOLIERE, J.B. : L’Avare. Préface et « Clés de l’œuvre » par Hélène Lassalle et Annie Van Praet. Paris, 1993. 6 REY, A. (Direct.) : Le Robert Micro. Dictionnaire d`apprentissage de la langue française. Version électronique. Paris 2005.

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tête, il en est même obsédé : « Il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point qu’on en voudrait à mon argent » (I, 5). Cet homme de soixante ans tyrannise avec son avarice alors toute la famille et tous les employés de la maison, un fait qui va à l’encontre de l’avarice mais qui laisse s’expliquer par son rang – Harpagon appartient probablement à la Bourgeoisie – qui l’oblige à avoir des domestiques. Il n’est donc pas étonnant que Molière ait créé à partir de cette forte personnalité une comédie de caractère – le pendant d’une comédie d’intrigue – où il s’agit de « tout donné aux caractères, c’est-à-dire rien à l’intrigue »7. Dans le processus de composition, Molière a donc d’abord créé le caractère et puis l’intrigue. De surcroît, dans une comédie de caractère la motivation suscitant une action est pensée avant l’action ellemême.8 Toute la pièce, toutes les actions des personnages sont liées à un seul trait de caractère d’Harpagon, à savoir l’avarice. Guardia constate qu’Harpagon est caractérisé de manière univoque, il parle de mono-caractérisation. Certes, Harpagon « ne dit pas un mot, ne fait pas un mouvement qui ne soit pas avare »9 , mais il est cependant caractérisé de différente manière. Quelques fois ce sont les ordres donnés aux domestiques qui le caractérisent, quelques fois ce sont ses ambitions de marier ses enfants ou de faire de l’usure qui décrivent son caractère. Avec la comédie L’Avare, Molière a donc créé une comédie de caractère par définition : « La comédie de caractère met l’accent sur la description exacte des motivations des personnages : dans la dialéctique aristotélicienne entre action et caractère, l’action n’a d’importance que dans la mesure où elle caractérise, c’est-à-dire définit et visualise 10 fidèlement les protagonistes. »

Il en résulte que toutes les actions dans L’Avare n’ont qu’une seule fonction : illustrer la manie d’Harpagon ! Même si des grandes entreprises de nos jours prônent l’avarice comme par exemple en Allemagne avec l’adjectif « geil » dans le slogan « Geiz ist geil ! », pour moi Harpagon reste un « pauvre » homme maladif et seul. L`adjectif pauvre ne faisant dans ce contexte pas référence à l’argent mais à ses relations humaines qu’il n’est plus capable d’entretenir. C’est sa pauvreté de sentiments qui m’a touché quand j’ai relu la

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GUARDIA, J. : Poétique de Molière. Comédie et répétition. Préface de Gilles Declercq. Genf 2007, p.119. Cf. ibid., p. 128. 9 Batteux, Ch. : Traité de la Poésie dramatique, pp.171-172. Citer selon : GUARDIA, Poétique de Molière. Comédie et répétition. Préface de Gilles Declercq. Genf 2007, p.127. 10 Pavis, P. : Dictionnaire du théâtre article « Comédie de caractère ». Citer selon : GUARDIA, Poétique de Molière. Comédie et répétition. Préface de Gilles Declercq. Genf 2007, p.128. 8

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LETTRES DE LECTEURS

pièce à l’occasion du Club de la littérature. Le seul sentiment qu’Harpagon éprouve c’est la peur de perdre son argent !

Bertrand Blondeel, Lyon

Molière le visionnaire « C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. »11 notait Molière lui-même dans L’Impromptu de Versailles. Cependant, il a bien accompli sa tache : de nos jours on rit beaucoup de sa comédie de caractère dont le thème-noyau est l’avare Harpagon. Mais comme Le club de la littérature a bien dit cela n’était pas toujours le cas : lors de la première représentation de la pièce le 9 septembre 1668, seul l’écrivain Boileau aurait ri de la pièce. C’était surement dû au fait que le public était d’abord étonné par l’écriture en prose mais peut-être cela était aussi dû au fait que Molière a utilisé aussi à côté de la fonction de faire rire le public la fonction morale de la comédie consistant à « peindre les hommes d’après nature et les corriger par la représentation de leurs vices »12. Molière a donc pris un sujet sérieux et l’a transformé en comédie afin « d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde »13 comme le formulait Molière lui-même en raison d’instruire le public. Cela marche très bien dans un monde qui est aujourd’hui complètement déterminé par le capitalisme où Harpagon semble ridicule, mais à l’époque le public ne semblait pas voir dans le personnage d’Harpagon un personnage ridicule mais peut-être plutôt un honnête homme. Par conséquent, le public ne pouvait pas rire de lui. Hösle résume le phémomène du manque initial de succès ainsi: « Mit dem Geizhals hat Molière einen Typus geschaffen, der erst mit dem Aufstieg des Bürgertums seine zukunftsweisende Gültigkeit erwiesen hat.»14 De nos jours, Harpagon étant complètement pris par la manie de l’avarice et pour qui l’argent est devenu le but principal de la vie, ne semble que ridicule et même à plaindre car il détruit avec cette manie toute sa famille. En regardant cette pièce, le public d’aujourd’hui devrait alors se poser les questions suivantes : qu’est-ce que cette pièce nous dit sur notre 11

MOLIERE, J.B. : L’Impromptu de Versailles. Paris 1663. Citer selon : Lasalle, H./ Van PRAET, A. : Préface Molière L’Avare. Paris 1993, p. 7. 12 ETERSTEIN, C. (Direct.) : La littérature française de A à Z. Paris 2011, p.105. 13 LASALLE, H. / Van PRAET, A. : Préface Molière L’Avare. Paris 1993, p.7. 14 HÖSLE, J. : Molière. Sein Leben, sein Werk, seine Zeit. München 1987, p.245.

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façon de vivre ? Est-ce qu’il est bien de penser qu’à l’argent ? Est-ce qu’il est nécessaire de suivre des plans d’austérité tout le temps comme les pays européens le font ? Ne serait-ce pas plus efficace de faire circuler l’argent afin de relancer l’économie? Il faudrait alors remettre en question le pouvoir de l’argent et à mon avis c’était exactement ce que Molière voulait critiquer en créant un personnage comme l’avare. A son époque ce n’étaient pas les pays européens mais c’étaient les propriétaires du capital qui n’investissaient pas assez d’argent dans l’économie à cause de leur méfiance. En revanche, ils gardaient leur argent chez eux comme le fait Harpagon. Par conséquent, il devenait de plus en plus difficile de prendre un crédit à cause des intérêts élevés ce que Cléante doit apprendre lui-même dans la comédie quand son propre père lui prête de l’argent à 25% taux d’intérêts. A travers du personnage de Cléante, fils d’Harpagon qui est selon ce dernier gaspilleur , Molière qualifie cette pratique de l’usure comme « honteuses actions » et « criminel » (II, 2). Colbert étant à l’époque contrôleur général des finances voulait changer le système financier avec une politique interventionniste à laquelle Molière était favorable. 15 Molière a donc choisi un sujet qui marquait la société à l’époque mais qui n’est pas moins présent aujourd’hui dans notre monde marqué par la crise financière où tout le monde – pays et citoyens – est invité soit par la publicité elle-même soit par les gouvernements à épargner de l’argent. Comment est-ce que l’on peut donc rire de l’avare ? Est-ce que nous ne sommes que guère mieux qu’Harpagon lui avec nos plans d’austérité ? Certes, la fin miraculeuse que Molière a choisie libère les enfants d’un père maniaque pour qui l’argent est plus cher que les enfants mais le vrai problème – l’avarice du père – persiste. Il reste alors une « Happy-End » avec un bémol qui ne me donne que peu d’espoir que la mentalité financière de nos jours changera et que l’argent perdra son importance.

Julie Lescaut, Toulouse

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Cf. Ibid., p.246.

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REPORTAGE

Reportage

Molière accusé de plagiat en 2012

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De nos jours accuser quelqu’un d’avoir plagié ce qui veut dire selon le MicroRobert « copier (un auteur) en s’attribuant indûment des passages de son œuvre »17 a des conséquences graves pour le plagiaire, « personne qui pille ou démarque les ouvrages des auteurs »18, qui perd non seulement sa crédibilité mais parfois aussi son grade universitaire voire son grade de doctorat. A l’époque de Molière c’était tout à fait différent : on estimait un auteur qui prenait des idées, des sujets d’autres auteurs car on trouvait que cela faisait preuve d’une bonne connaissance littéraire. Tel était aussi le cas de Molière quant à sa comédie L’Avare. Bien sûr que la critique de l’avarice était déjà présente avant la pièce de Molière car le nouveau testament le condamnait déjà moralement. Mais Molière ne s’inspirait pas du nouveau testament cependant, il avait d’autres sources littéraires comme par exemple L’Aululaire de Plaute et La Belle Plaideuse de Boisrobert. L’Aululaire était sans doute la source principale à qui Molière empruntait non seulement l’intrigue, c’est-à-dire le sujet principal, mais aussi certains passages précis. Bien que Molière ait emprunté l’intrigue à L’Aululaire, le point de départ de l’intrigue est différent : Euclion, l’avare chez Plaute, est un homme pauvre qui trouve par hasard une grosse somme d’argent ce qui fait qu’il a par la suite peur de devenir à nouveau pauvre. Il en résulte qu’il devient avare. Harpagon est pourtant dès le début de la comédie riche mais avare. Les deux premières scènes d’exposition de L’Avare montrent très bien que l’argent pour Harpagon est plus important que ses propres enfants : Cléante, son fils parle « de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable » (I, 3) et Harpagon lui-même remarque que « cela est étrange que mes propres enfants me trahissent et deviennent mes ennemis ! » (I, 4). Molière a donc créé avec Harpagon un avare se voyant même menacé par sa propre famille tandis que chez Plaute Euclion avait surtout peur des étrangers. Les passages précis que Molière a repris de Plaute sont par exemple le monologue d’Harpagon (cf. IV, 7) où le lecteur apprend toute la folie d’Harpagon, et la scène « Sans

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Cf. PENSOM, R. : Molière l’inventeur. ‘c´t avec du vieux qu’on fait du neuf. Oxford 2000, pp. 121-139.

Cf. BOQUEL, A. : Etude sur L’Avare Molière. Paris 2009, p. 16ff. REY, A. (Direct.) : Le Robert Micro. Dictionnaire d`apprentissage de la langue française. Version électronique. Paris 2005, article « plagier ». 18 Ibid., article « plagiaire ». 17

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REPORTAGE

dot » (I, 4). Voilà des extraits des deux pièces grâce auxquels on pourrait confondre Molière du plagiat : L’Aululaire, acte IV, scène 9 : monologue d’Euclion : « Je suis perdu, je suis assassiné, je suis mort. Où dois-je courir ? Où ne dois-je pas courir ? Tenez, tenez celui qui m’a volé. Mais qui est-il ? Je ne sais rien, je ne vois rien, je marche comme un aveugle, et certes je ne saurais dire où je vais, ni où je suis, ni qui je suis. Je vous prie tous tant que vous êtes de me secourir, et de me montrer celui qui me l’a dérobée. »19

L’Avare, acte IV, scène 7 : monologue d’Harpagon : « Au voleur ! au voleur ! à l’assassin! Au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? »

En l’occurrence, Molière a donc repris parfois exactement les mêmes mots, les a changés ou bien y a rajouté des idées. La fin par exemple est différente de celle de Plaute et traduit l’attitude pessimiste de Molière : chez lui, l’avare ne change pas et reste incorrigible tandis qu’Euclion « donne à son gendre futur aur(o), uxor(e) et fili(o) »20 A côté de Plaute Molière s’est aussi inspiré de Boisrobert, auteur français du 17e siècle, dont fait preuve la scène chez l’usurier (II, 2). Déjà chez Boisrobert le père prêtait – sans le savoir – de l’argent à son fils. Finalement c’est « une sorte de vaste ‘collage’ d’emprunts divers et disparates »21 portant cependant cette touche typiquement moliéresque. C’est probablement aussi la raison pour laquelle Molière, faisant preuve de beaucoup d’assurance, répliquait à des reproches de plagiat ceci : « Je prends mon bien où je le trouve »22 ˗ à notre époque impensable qu’un Guttenberg dise cette phrase.

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MAROLLES, M. L’Aululaire ou l’Avaricieux, dans Comédies de Plaute avec des remarques en latin et français. Paris 1658, pp.159-160. Citer selon : BOQUEL, A. : Etude sur L’Avare Molière. Paris 2009, p.60. 20 PENSOM, R. : Molière l’inventeur. ‘c´t avec du vieux qu’on fait du neuf. Oxford 2000, p.122. 21 BOQUEL, A. : Etude sur L’Avare Molière. Paris 2009, p.17. 22 LANGER, D. : Plagiat. Dans : JAEGER, F. (Direct.) : Enzyklopädie der Neuzeit. Band 11. Stuttgart 2012, p.341f.

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INTERVIEW

La table ronde de France culture ! M. Duroy: Bonjour et bienvenue pour une nouvelle émission de La table ronde. Aujourd’hui avec les questions suivantes : comment réussit Molière dans sa comédie L’Avare à faire rire le public et de quels moyens comiques fait-il usage? Je souhaite la bienvenue à nos deux experts de la littérature française : M. Carnel professeur à l’université de Lyon et Mme Hochart qui enseigne en Lettres modernes de l’université de Bordeaux. Pour commencer j’aimerais bien vous confronter à une sagesse populaire qui m’est venu à la tête quand j’ai préparé cette émission: « Der Geizhals tut niemandem etwas Gutes, aber behandelt sich selbst am schlechtesten! » – Devrions-nous alors plaindre Harpagon, M. Carnel ? M. Carnel : Moi, pas du tout. Pour cela cette comédie reprend trop d’éléments de la Commedia dell’arte italienne de la farce française de la grande comédie. Molière savait mettre en place tous les moyens de la comédie pour faire d’un sujet sérieux un sujet duquel le public peut rire. M. Duroy : Et comment a-t-il réussit cela ? M. Carnel : Tout d’abord, il a réussi parce qu’il a utilisé tous les registres du comique : des coups, des scènes de déguisement, des scènes de confusions et aussi le comique de mot et de caractère… M. Duroy : Mme Hochart, vous êtes d’accord avec ce que dit votre cher collège ? Mme Hochart : Ah oui oui ! C’est une véritable synthèse de la farce française, de la commedia dell’arte et de la grande comédie ce que Molière nous présente dans L’ Avare. Dans la scène « Sans dot » (I, 5), on retrouve par exemple un comique de mot car Harpagon répète l’expression « sans dot » plusieurs fois; Henri Bergson a dit que ce comique est dû au fait que c’est « du mécanique plaqué sur du vivant »23 ; Harpagon est tellement obsédé par son argent que l’expression « sans dot » revient automatiquement. Pour Harpagon, le plus important est d’économiser de l’argent en mariant sa fille « sans dot ». Les avantages économiques sont pour lui plus importants que les sentiments de sa fille. M. Carnel : Exactement, et même Valère qui essaie de manière très intelligente d’empêcher ce mariage forcé n’y arrive pas. D’ailleurs, on retrouve dans le discours de 23

« Matériel du théâtre » http://129.143.189.18/osiris20/userdata/l_16/p_57/library/data/l__avare_ materialien.pdf [15.04.2012], p.11ff.

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INTERVIEW

Valère des procédés comiques qui relèvent de la grande comédie, par exemple l’ironie. Valère l’utilise quand il parodie le discours d’Harpagon afin de remettre Elise dans le droit chemin. Valère est contre ce mariage forcé parce qu’il est amoureux lui-même d’Elise et il s’est glissé dans la maison d’Harpagon en tant qu’intendant afin de se placer dans les bonnes grâces de l’avare, mais pour ne pas se faire remarquer prématurément, il est obligé de dire ce qu’Harpagon veut entendre. Attendez que je vous donne un exemple … bruit de papiers… Ah ! Voilà, je vous le lis : « Harpagon : Ici, Valère. Nous t’avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille ou de moi. Valère : C’est vous, Monsieur, sans contredire. » (I, 5). Ce comportement de Valère montre qu’il caresse Harpagon dans le sens du poil tout en le parodiant sans qu’Harpagon s’en aperçoive. La parodie, c’est l’«imitation, dans une intention comique »24. M. Duroy : Et en l’occurrence, c’est Valère qui répète les principales idées d’Harpagon ? M. Carnel : Evidemment, et il le fait tout en exagérant et tout en critiquant Harpagon de manière subliminale et intelligente quand il répond par exemple à l’argument principal d’Harpagon « sans dot » ceci : « Vous avez raison. Voilà qui décide tout, cela s’entend. Il y a des gens qui pourraient vous dire qu’en de telles occasions l’inclination d’une fille est une chose, sans doute, où l’on doit avoir de l’égard. » (I, 5).

Mme Hochart : Ah oui, c’est très intelligent ! Pour ne pas perdre la faveur d’Harpagon, Valère prend d’autres gens à titre d’exemple afin d’exprimer sa propre opinion. Cela est très rusé mais pourtant Harpagon ne se laisse pas impressionner par ces arguments et reste ferme sur son point de vue. Cela fait entre autre avancer la pièce car Valère et Elise sont obligés de trouver des biais de rompre le mariage. M. Duroy : Pour les « jeunes gens » de la pièce, à savoir les deux couples d’amoureux Cléante et Marianne et Valère et Elise, c’est donc vraiment tragique d’être sous le pouvoir de cet avare tyrannique ? M. Carnel : Bien entendu ! Prenez par exemple la scène 2 de l’acte II chez l’usurier. Dans cette scène il n’y a pas vraiment de comique, pour moi, elle est plutôt tragique car elle montre les conséquences graves de l’avarice : la destruction de la propre famille. Le fils apprend que c’est son père qui voulait lui prêter de l’argent à des taux d’intérêts exorbitants et Harpagon de son côté doit apprend comment son propre fils parle de son père :

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ETERSTEIN, C. (Direct.) : La littérature française de A à Z. Paris 2011, p.317.

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INTERVIEW

« Maître Simon : (…) Tout ce que je saurais vous dire c’est que sa famille est fort riche, qu’il n’a plus de mère déjà, et qu’il s’obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu’il soit huit mois. » (II, 2).

Cependant, l’argent est comme toujours pour Harpagon la chose la plus importante et il commence à insulter son fils parce qu’il ne comprend pas comment Cléante a pu vouloir se « ruiner par des emprunts si condamnables » et a pu faire « une honteuse dissipation » (II, 2). Une véritable prise de bec commence car Cléante se défend et essaie de son côté de réprimander son père en remarquant que des taux d’intérêts tellement exorbitants sont criminels et en demandant ceci : « Cléante : Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ? » (II, 2). Et il continue encore : « Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites, de sacrifier gloire et réputation au désir insatiable d’entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d’intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu’aient jamais inventées les plus célèbres usuriers ? (…) Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n’a que faire ?» (II, 2)

Ensuite, Harpagon rejette son propre fils et le maudit. Pour moi, et je ne suis pas le seul à le penser, cette scène a une tonalité tragique. Et même Goethe, qui était d’ailleurs le premier, voyait en ce conflit de génération, que Molière a intégré dans sa comédie, quelque chose de hautement tragique. Mme Hochart : Oui, certes, il n’y a… M. Carnel : Attendez, laisser moi juste finir ma pensée. La pire des choses à la fin de cette scène c’est qu’Harpagon ne semble même pas être touché par ce conflit avec son fils, la seule chose à laquelle il pense c’est qu’à partir de maintenant il devrait faire encore plus attention à son fils : « Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m’est un avis de tenir plus que jamais sur toutes ses actions. » (II, 2). Donc ici, le public n’a plus envie de rire d’Harpagon, il semble tellement inhumain et cruel à son fils que c’est une scène avec une tonalité tragique. A mon avis, cette scène nous donne déjà une petite indication pour la fin car en l’occurrence, Harpagon ne se laisse pas impressionner par le discours critique de son fils qui essaie d’ouvrir les yeux à son père et nous verrons la même chose à la fin : Harpagon ne changera pas. Mme Hochart : Bon, je suis d’accord avec vous qu’il n’y a pas vraiment d’éléments comiques dans cette scène, mais elle n’est pas tragique non plus, car cela voudrait dire si on prend la définition connue de Hegel que le spectateur comprendrait son vice. En revanche, quand on jette un coup d’œil aux conséquences de l’avarice pour les enfants, le public n’a pas de compréhension pour l’avarice d’Harpagon qui semble avec son avarice 12

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maladif et exagéré plutôt ridicule. Mais permettez-moi encore un commentaire parce que ce que vous avez dit, M. Duroy, c’est vrai : on retrouve cette confrontation entre les « jeunes gens » et le « vieil » Harpagon. M. Carnel : Que Molière a d’ailleurs aussi repris de la Commedia dell’arte. Mme Hochart : Oui, oui tout à fait ! M. Duroy : Alors, si j’ai bien suivi votre argumentation, vous êtes donc d’accord avec la définition de Sir Philip Sidney définissant le personnage comique ainsi : « L’auteur comique représente de la manière la plus ridicule et risible qui soit, de telle sorte qu’aucun ne souhaiterait ressembler [aux personnages comiques] »25 ? Mme Hochart : Ah oui, tout à fait. Je crois que les conséquences de l’avarice d’Harpagon sont montrées de manière grave et exagérée que le public ne voudrait jamais être comme l’avare. M. Carnel : Mais justement c’est pourquoi je dirais que cette pièce a une tonalité tragique – je ne dirais pas que cette pièce est tragique – car l’avarice est un véritable vice dont les enfants (Cléante et Elise) souffrent. Certes, Molière en tant qu’auteur de comédie n’avait surement pas l’intention d’écrire une tragédie car son but primordial était de faire rire, mais il ne faut pas oublier qu’il utilisait aussi la comédie afin de critiquer les défauts des hommes de son siècle ce qu’il devait faire par conséquent d’une manière comique. Mais à mon avis nier l’aspect sérieux de la pièce, ce serait trop simple et cela ne plairait pas à Molière. Si j’ai le droit je vais citer un de nos collègues, M. Nurse. M. Duroy : Allez-y, s’il vous plaît ! M. Carnel: Nurse a dit que l’on a « la tendance à minimiser le contenu moral de l’œuvre de Molière (…). La vérité est pourtant tout autre car cette œuvre constitue l’exemple suprême de la fusion étroite du comique et de la morale, selon des meilleures traditions de l’humanisme occidental »26. Mme Hochart : Voilà, un mot sur lequel nous sommes tout à fait d’accord : le sérieux. Je crois que dans ce contexte de la comédie il faudrait parler au lieu de tragique plutôt de sérieux comme le font d’autres experts comme notamment Zilly. Car vous avez raison, M. Carnel, que l’ignorance et l’insensibilité d’Harpagon sont vraiment sérieuses. M. Duroy : Pourquoi rit-on donc ? Mme Hochart : Ce qui nous fait quand-même rire, c’est le fait que le public n’éprouve pas d’émotions pour Harpagon. Bergson explique que « le rire est incompatible avec 25

VIEGNES, M. : Le théâtre. Problématiques essentielles. Paris 1992, p.82. NURSE, P.H. : Essai de définition du comique moliéresque. Dans : Baader, R. (Direct.) : Molière. Darmstadt 1980, p.186. 26

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l’émotion »27. Si on avait des émotions pour Harpagon, on pourrait dire que c’était tragique. M. Duroy : L’ignorance est un bon mot clé pour retourner au comique : Nurse définie le comique dans une comédie de caractère ainsi : « Le rire est déclenché par la vue de l’ignorance et de l’erreur, c’est-à-dire qui manque de raison »28. Etes-vous d’accord avec cette définition ? Mme Hochart : En effet Molière a très bien réussi à montrer qu’Harpagon manque de raison. Regardons la scène 4 de l’acte II. Cette scène est comique car le valet La Flèche fait la caricature d’Harpagon en exagérant beaucoup en disant par exemple ceci : « Il est de tous les humains le moins humain » (II, 4). M. Carnel : Voilà, encore une fois Harpagon est représenté de manière inhumaine. Mme Hochart : Tout à fait ! Je dirais même que la Flèche déshumanise Harpagon c’est la raison pour laquelle on rit de lui. A cause de l’exagération le public prend de la distance d’Harpagon et n’a pas de sympathie pour Harpagon parce qu’il semble vraiment perdre la raison. Par conséquent, un avare dans le public pourrait aussi rire d’Harpagon. M. Carnel : Ah oui, et surtout à cause du comique de mots. En l’occurrence, la Flèche se moque d’Harpagon qui dit par exemple au lieu de « Je vous donne le bonjour » « Je vous prête le bonjour » (II, 3) car il a peur de devoir réellement donner quelque chose à la personne qui se trouve en face de lui. Mme Hochart : Voilà, cette modification linguistique de la phrase montre très bien que l’ignorance et le manque de raison d’Harpagon sont déclencheurs du comique de cette scène. M. Carnel : Toutefois le comique de mots n’est pas le seul comique que Molière a utilisé. La première scène de l’acte 3 contient beaucoup d’éléments de la farce comme par exemple le jeu sur les costumes. Maître Jacques est obligé de changer sur scène son costume parce qu’il occupe deux fonctions : il est cuisinier et cocher en même temps ce qui permet à Harpagon d’économiser un poste. Faire des économies c’est dans cette scène vraiment la chose la plus importante pour Harpagon. Quand il donne des ordres aux employés il fait attention de préciser chaque fois comment ils pourraient faire des économies : « Je vous commets au soin de nettoyer partout ; et surtout, prenez garde de ne point frotter les meubles trop fort, de peur de les user. » (III, 1). … bruit de papiers… 27

« Matériel du théâtre » : http://129.143.189.18/osiris20/userdata/l_16/p_57/library/data/l__avare_ materialien.pdf [15.04.2012], p.11ff. 28 NURSE, P.H.: Essai de définition du comique moliéresque. Dans : Baader, R. (Direct.) : Molière. Darmstadt 1980, p.180.

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Mme Hochart : Ou bien l’ordre qu’il donne à Maître Jacques en tant que cuisinier : « Harpagon : Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix. » (III, 1) Harpagon semble vraiment ridicule ! M. Carnel : Bien entendu ! Et de plus, les costumes des deux valets sont aussi à l’origine du comique. Leurs costumes sont troués et tachés mais Harpagon ne veut pas acheter de nouveaux costumes, car cela serait beaucoup trop cher. Mais ce qu’Harpagon leur propose, c’est des gestes cachant les trous … Eclat de rire ! … Il faut vraiment voire cela sur scène ! Mme Hochart : Donc c’est le comique de gestes, typique pour les farces, qui donne un effet ridicule aux personnages et qui de surcroît leurs donnent l’apparence de marionnette bouffonne et ridicule. Harpagon par exemple faisant des vas-et-viens entre la maison et le jardin quand il vérifie si son argent y est encore (cf. I, 5) semble être une marionnette ridicule se laissant guidé par sa manie. Bergson dit dans ce contexte qu’à chaque fois qu’une personne nous semble être une chose en tant que marionnette ou clown, c’est comique.29 A cela s’ajoute les coups de bâton d’Harpagon et la scène de bagarre entre Harpagon et le Maître Jacques qui sont aussi des éléments de la farce. En général, cette scène montre la folie d’Harpagon et son aveuglement à l’égard de luimême le rend dans cette scène grotesque et ridicule quand il dit par exemple « Que diable ! Toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient autre chose à dire : De l’argent de l’argent de l’argent. Ah, ils n’ont que ce mot à la bouche : De l’argent. Toujours parler de l’argent. » (III, 1). Ici, la folie d’Harpagon devient de plus en plus évidente : Harpagon ne remarque même pas que c’est lui qui parle toujours de l’argent étant visiblement obsédé par l’argent. M. Carnel : Tout à fait, mais dans cette scène on retrouve également l’ironie de Valère dont on a déjà parlé. Attendez, je vous lis un extrait : « Valère : Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viande ; que, pour se bien montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne ; et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. »

Valère se moque de manière ironique d’Harpagon qui est trop avare pour préparer à ses invités un bon dîner. Harpagon lui-même est tellement fasciné par « (…) la plus belles sentence (…) [qu’il n’ait] entendu de (…) [sa] vie » (III, 1) qu’en essayant de la redire il fait toute suite une erreur : « Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… » (III,

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Cf. PLESSNER, H. : Lachen und Weinen. Bern 1961, p. 108.

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1). De cette manière Molière le rend encore plus ridicule tout en montrant qu’il perd la raison. M. Duroy : Y-a-t-il encore d’autres moyens comiques dont Molière fait usage ? M. Carnel : Un autre moyen que Molière utilise pour faire rire le public, c’est le quiproquo. En fait, c’est une difficulté de communication. Le mot quiproquo vient du latin et signifie « quelque chose à la place de quelque chose ». On le retrouve par exemple à la scène … bruit de papiers… Ah voilà ! A la scène 2 de l’acte V où Maître Jacques sort de la cuisine en disant ceci : « Maître Jacques : Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout à l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds, qu’on me le mette dans l’eau bouillante, et qu’on me le pende au plancher. » Harpagon entend cela et répond : « Qui ? celui qui m’a dérobé ? ». En réalité, Maître Jacques a parlé d’un cochon de lait qu’il devait préparer pour le dîner. C’est donc un malentendu qui est à l’origine du comique et qui peut seulement naître car Molière a utilisé de manière intelligente les pronoms en l’occurrence le pronom directe et indirecte de la troisième personne du singulier « l’/le » et « lui ». Quand Maître Jacques dit « Qu’on me l’égorge » Harpagon pense au voleur et non pas au cochon de lait. Mme Hochart en rigolant : Là, on voit encore une fois l’imagination débordante d’Harpagon. Il serait vraiment capable d’égorger le voleur ou de le mettre dans l’eau bouillante, des termes qui sont cependant lié à la cuisine, mais l’amour pour son argent est tellement grand qu’il ferait tout pour le récupérer. M. Carnel : Ah oui, pour lui l’argent signifie tout, c’est un véritable amour ! Il y a un autre quiproquo très fameux dans cette pièce qui joue justement avec les sentiments amoureux qu’Harpagon éprouve pour sa cassette. C’est la scène 3 de l’acte V. Je propose que nous lisions un extrait à tour de rôle, Mme Hochart ? Mme Hochart : Avec plaisir M. Duroy : Très bien ! C’est quelle scène ? M. Carnel : C’est un extrait de la scène 3, acte V ! (…) Harpagon : Vous verrez que c’est par charité chrétienne qu’il veut avoir mon bien ; mais j’y donnerai bon ordre ; et la justice, pendard effronté, me va faire raison du tout. Valère : Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes les violences qu’il vous plaira ; mais je vous prie de croire, au moins, que, s’il y a du mal, ce n’est que moi qu’il en faut accuser, et que votre fille en tout ceci n’est aucunement coupable. Harpagon : Je le crois bien, vraiment ; il serait fort étrange que ma fille eût trompé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me le confesses en quel endroit tu me l’as enlevée. Valère : Moi ? Je ne l’ai point enlevée, et elle est encore chez vous. Harpagon : O ma chère cassette ! Elle n’est point sortie de ma maison ? Valère : Non, Monsieur. Harpagon : Hé ! Dis-moi donc un peu : tu n’y as point touché ? 16

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Valère : Moi, y toucher ? Ah ! Vous lui faites tort, aussi bien qu’à moi ; et c’est d’une ardeur toute pure et respectueuse que j’ai brûlé pour elle. Harpagon : Brûlé pour ma cassette ! Valère : J’aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée offensente : elle est trop sage et trop honnête pour cela. Harpagon : Ma cassette trop honnête ! Valère : Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien de criminel n’a profané la passion que ses beaux yeux m’ont inspirée. Harpagon : Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d’elle comme un amant d’une maîtresse. Valère : Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure, et elle vous peut rendre témoignage (…)

M. Duroy : Merci beaucoup pour cette lecture impressionnante ! Quand les dialogues sont si bien lus, on remarque que ce sont des textes écrits pour être joués sur scène ! M. Carnel : Ah oui, certainement il est très important d’entendre les textes de Molière, cela touche encore plus ! M. Duroy : Donc, si je récapitule bien, dans cette scène, Harpagon étant à la recherche du voleur de sa cassette ordonne une enquête et le commissaire de police arrête maître Jacques. Ce dernier pour se venger des coups de bâtons accuse Valère d’avoir dérobé la cassette, non ? M. Carnel : Tout à fait ! Comme on le sait, Valère est l’amant de la fille d’Harpagon et quand Harpagon presse Valère d’avouer son crime, le vol de la cassette, Valère croit son amour pour la fille d’Harpagon découvert tandis qu’Harpagon, lui, pense au vol de son argent. Il en résulte ce dialogue comique que nous venons de lire. Tout d’abord, il faut constater que le comique et dû au quiproquo qui marche seulement parce que la personne dont Valère parle et l’objet dont Harpagon parle sont tous les deux féminins. Le quiproquo joue donc sur l’emploi du pronom personnel à la troisième personne du singulier (l’). Comme c’est un pronom de reprise, il faut chercher l’antécédent pour comprendre de quoi il s’agit. Mais il y a un problème : pour Harpagon et Valère l’antécédent n’est pas pareil, c’est ainsi que naît le comique dans cette scène. Quand Harpagon demande à Valère « (…) En quel endroit tu me l’as enlevée » (V, 3) Harpagon pense à « son affaire », alors à son argent tandis que Valère qui lui répond « Moi ? Je ne l’ai point enlevée, elle est encore chez vous » (V, 3) pense à Elise, son amante. En plus de cette fonction comique, le quiproquo montre qu’Harpagon éprouve un véritable amour pour l’argent. Molière joue dans ce contexte aussi sur le double sens des mots. Quand Valère dit par exemple que « C’est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez sans doute » (V, 3), c’est juste avant l’extrait que nous venons de lire, Valère emploie ce mot de manière affective 17

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car « trésor » peut aussi être un terme d’affection pour une maîtresse. Pourtant, Harpagon comprend ce mot comme désignation pour son argent. Mme Hochart : Evidemment, et cette importance de l’argent pour Harpagon devient d’autant plus claire et en même temps d’autant plus drôle que Valère utilise le vocabulaire de l’amour. Il utilise des expressions comme « ardeur pure, bruler pour qqn, désir et passion » (cf. V, 3). Au début, Harpagon les rapportent sans doutes à son argent parce qu’il éprouve probablement des sentiments amoureux pour son argent. Certes, au bout d’un moment, quand les mots amoureux deviennent plus claires et sont plus liés à une personne comme par exemple « sa vue » et « ses beaux yeux » même chez Harpagon il naisse des doutes et il remarque qu’ « (…) il parle d’elle comme un amant d’une maîtresse » (V, 3). M. Duroy : Cependant à la fin de la scène Valère est accusé d’être « larron » et « suborneur » (cf. V, 3). Harpagon n’a-t-il donc rien compris ? M. Carnel : Oui, c’est vrai, Harpagon est tellement obsédé par l’idée de retrouver son argent en trouvant le voleur qu’il ne comprend pas que ce n’était pas Valère et que Valère voulait juste expliquer son amour pour Elise et non pas avouer le vol. Cependant, Harpagon reste ferme dans ces accusations envers Valère et veut lui faire le procès. Présentateur: Donc, si chez Harpagon l’argent suscite des sentiments amoureux est-ce que l’on pourrait dire qu’en générale le comique est déclenché aussi par l’exagération ? Mme Hochart : Ah, mais bien sur ! Prenons la scène 7 de l’acte IV : c’est le fameux monologue d’Harpagon qui découvre que la pire des choses est arrivée : quelqu’un a dérobé sa cassette avec son argent. D’ailleurs, il parle dans cette scène de sa cassette comme d’une amie voire d’un amant. « Mon pauvre argent, mon cher ami » (IV, 7) ou « J’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie. » (IV, 7). Elevé l’argent à un rang d’amoureux est vraiment exagéré. M. Carnel : Tout à fait ! De plus, aussi les gradations grotesques comme « Je meurs, je suis mort, je suis enterré » (IV, 7) ou « Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. » (IV, 7) font partie de l’exagération rendant Harpagon ridicule et de plus en plus fou. Pour Harpagon perdre son argent est pire que d’être assassiné. Par conséquent, l’argent est la seule raison de vivre et les gestes d’Harpagon montrent qu’il devient vraiment fou parce qu’il ne sait plus s’il touche lui-même ou si c’est quelqu’un d’autres. Donc, vous avez raison : l’exagération et bien sûr la présentation linguistique sont à l’origine du comique. Mme Hochart : Si on parle d`exagération il faut aussi mentionner la fin qui est exagérée aussi : c’est un Happy-End dû a un très grand hasard. Tout le monde reçoit ce qu’il veut 18

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grâce au personnage Anselme venant comme un deus ex machina sur la scène résolvant un conflit apparemment insoluble. Anselme, l’homme qui voulait marier Elise « sans dot », se révèle être le père de Valère et de Marianne. Lui, ayant de l’argent fait changer l’avis Harpagon : les enfants peuvent alors marier leurs amants à condition qu’Anselme paye les frais des deux mariages (cf. V, 6). M. Duroy : C’est donc un dénouement peu probable ? Mme Hochart : Ah oui, il est dû à un très grand hasard ! Anselme lui-même fait allusion au ciel et dit que c’est un miracle : « O Ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien voir qu’il n’appartient qu’à toi de faire des miracles ! » (V, 5). Bien que les intrigues sont résolues, c’est aussi une fin pessimiste parce qu’Harpagon ne change pas, il reste incorrigible. Le problème d’origine, à savoir le pouvoir de l’argent et le problème que les idées économiques sont plus importantes que les besoins et les sentiments des prochains, reste non résolu. M. Carnel : Voilà où on a encore une fois une tonalité tragique ou si vous voulez un moment sérieux, car le vrai problème autour duquel Molière a construit cette comédie de caractère c’est le trait de caractère d’Harpagon, l’avarice, cela reste irrésolvable! M. Duroy : Il ne reste pas beaucoup de questions irrésolues ce matin autour de la pièce L’Avare ! On a bien discuté pendant cette Table ronde merci beaucoup pour vos analyses et vos interprétations! Merci aussi à Thomas Delhorbre, le directeur de cette émission ! Nous sommes malheureusement à la fin de cette émission mais il y André Ducros qui vous attend pour les nouvelles de 11h ! Si vous voulez, on se retrouve la semaine prochaine pour une nouvelle émission de la Table ronde et si vous voulez réécouter cette émission, vous pouvez le faire sur franceculture.fr ! Je vous souhaite une très bonne semaine !

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EN BREF

En bref « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi ou je me trouve, je n'avais rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle »30

Si nous nommons Molière visionnaire, plagiaire ou auteur de comédie ayant parfois même une tonalité tragique, toutes ces caractéristiques seuls ne suffisent pas à décrire l’entièreté de son œuvre. Molière est beaucoup plus : personne n’a marqué le genre de la comédie autant que lui ! C’était lui qui a donné à la comédie la fonction morale. C’était lui, qui a commencé à critiquer les hommes de son siècle en les rendant ridicules. C’était lui alors qui a observer son entourage de manière très précise afin d’en faire le sujet d’une comédie. Et tout en faisant son métier de compositeur de comédie, il a comme le précise Vauvenargues « (…) ce bel avantage que ses dialogues ne jamais languissent ; une forte et continuelle imitation des mœurs passionne ses moindres discours »31. Cela est sûrement une des raisons de son succès mais il y en a d’autres : par exemple son talent de laisser s’inspirer par des sources diverses. Est-ce la commedia dell’arte italienne, la farce française, ou encore une source de Plaute ou de Boisrobert ? Molière arrive à réunir toutes ces sources et à en faire une comédie nouvelle portant sa griffe ! Le caractéristique moliéresque consiste donc à établir des aspects sociaux dans sa comédie ce qui était jusqu’au siècle classique réservé à la tragédie. Molière rompt alors avec la tradition et crée une nouvelle forme de comédie, voilà la clé du succès avec laquelle il a réussi à porter aussi loin le genre de la comédie !

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« Molière, Premier placet au Roi » http://moliere.paris-sorbonne.fr/base.php?Corriger_en_divertissant [05.03.2012]. 31 VAUVENARGUES, L. : Réflexions critique sur quelques poètes. Dans : MOLIERE : Œuvre complètes. Préface et notes par Henri Bonnier. Paris 1968, 2 vol., p.150. Citer selon : LASALLE, H./ Van PRAET, A. : Préface Molière L’Avare. Paris 1993, p. 9.

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REVUE DE LA PRESSE BIBLIOGRAPHIE Bibliographie BRODY, J. : Esthétique et société chez Molière. Dans : Baader, R. (Direct.) : Molière. Darmstadt 1980. ETERSTEIN, C. (Direct.) : La littérature française de A à Z. Paris 2011. GRIMM, J. : Molière. Zweite Auflage. Stuttgart 2002. GUARDIA, J. : Poétique de Molière. Comédie et répétition. Préface de Gilles Declercq. Genf 2007. HÖSLE, J. : Molière. Sein Leben, sein Werk, seine Zeit. München 1987. LANGER, D. : Plagiat. Dans : JAEGER, F. (Direct.) : Enzyklopädie der Neuzeit. Band 11. Stuttgart 2012 LASALLE, H./ Van PRAET, A. : Préface Molière L’Avare. Paris 1993. MOLIERE, J.B. : L’Avare. Préface et « Clés de l’œuvre » par Hélène Lassalle et Annie Van Praet. Paris, 1993.

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